L’argumentation peut prendre des formes multiples pour convaincre, persuader ou délibérer. Parmi ces différentes formes la lettre, et particulièrement la lettre de rupture, présente une situation de communication originale dans laquelle la maîtrise du scripteur garantit l’efficacité de l’argument.

Rupture amoureuse, d’amitié ou encore rupture avec sa famille : la lettre offre des avantages certains sur le dialogue direct mais présente également des difficultés importantes.

Dans Les Faux-monnayeurs (1925), d’André Gide, au chapitre II de la première partie , le héros, Bernard Profitendieu, qui a dix sept ans, découvre, à trois semaines du baccalauréat, une liasse de treize lettres d'amour jadis adressées à sa mère et signées d'une simple initiale (un V). Il décide de quitter la bourgeoise maison familiale et de laisser une lettre à son “ père ”, lequel est un notable (un juge). On lit le portrait d'Albéric Profitendieu fait par Gide avant la découverte de cette lettre: “ [il] n'avait eu jusqu'à présent qu'à se louer de ses fils [. ..] Dieu merci, ses enfants n'avaient pas de mauvais instincts. ” L'auteur nous fait découvrir le contenu de cette lettre non pas au moment de sa rédaction, mais au moment où le père, préalablement discrédité par les bons soins du narrateur, la lit. On remarque que la lettre est adressée au père et non à la mère...

La lecture montre clairement les intentions provocatrices de l'émetteur. On peut étudier ce texte sous trois aspects:    

        

-les éléments d'authentification et la valeur informative de la lettre;

-le rapport instauré à l’égard du destinataire;

-le portrait du scripteur.

 

I.                    Les éléments d’authentification et la valeur informative de la lettre.

Monsieur

Bernard Profitendieu

PS : …

Apostrophe

Signature

Post-scriptum

(tous les attributs de la lettre)

Effet de réel

Authentification de la fiction

Volonté de faire passer cette lettre fictive pour réelle

Ligne 1 et dernière

Phrases du récit ¹ lettre

Amène le discours et réenclenche sur narration :

Précise la situation de communication et place le lecteur dans la découverte (et non rédaction)

Certaine découverte que j’ai faite par hasard

Les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer

Périphrases, sous-entendus

La découverte de l’après-midi, présuppose que le destinataire est au courant du secret de famille

Je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard

Terme dépréciatif sans équivoque

Révélation crue, confirmation : il s’agit d’un adultère suivi de la naissance de Bernard

Je préfère partir, adieux définitifs, elle me verra partir, ne point… revenir, la décision… de vous quitter, je laisse… toutes mes affaires

Champ lexical du départ

Bernard est décidé

Départ irrévocable

J’ai longtemps cru

J’ai toujours senti

A pu coûter

Emploi du passé composé

Caractère révolu du verbe

Une époque révolue (thème de la rupture)

Ce qui a été n’est plus !

Si c’était à recommencer

Conditionnel passé

Ce n’est pas à recommencer, justement !

A l’avenir

M’oublier

Il me tarde

CL de l’avenir

Une rupture c’est la mort d’un passé et la naissance d’un nouvel avenir !

Dites-lui…

Impératif + pronom (la mère)

Demande n°1 : message pour mère

PS :….

Nom propre, jeune frère

Demande n°2 : Don à Caloub

Je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir

CL avenir + négation forte

Un refus

Si vous désirez… je vous

Construction causale et hypothétique

Une menace, un chantage

Dépasse la simple information : menace, insulte, demande…

 

 

II.                 La lettre définit son destinataire et lui assigne une place dévalorisée

                                               

Monsieur

Apostrophe impersonnelle

Absence de familiarité

La distance que B. a décidé de mettre avec sa famille

Vous… etc.

voussoiment

Profitendieu /nom ridicule

Calembour (incompatibilité profit/divin)

+ terme dépréciatif

Dénonciation hypocrisie valeurs bourgeoise

Agressivité fils è père

Je signe… déshonorer

Flèche finale

+ rythme ternaire, cascade de relatives

Achève l’agression, effet “ coup de grâce ”

Si vous désirez… je vous prie

Je vous permets de…

Cstr chantage

Ordre

Renversement des valeurs père/fils

C’est le fils qui a pris le pouvoir sur le père

Peut-être estimez-vous…

Va vous permettre de…

Je sais bien que vous…

Procès d’intention, extrapolations

B. se met à la place du père ce qui est une position dominante

Bernard cherche également à blesser son père et ce sur 3 plans :

Une situation qui ne vous faisait pas bcp d’honneur

Litote

Le cocu

(le mari de la mère)

honneur personnel d’homme

Ridicule nom…

Terme dépréciatif

Le bourgeois

(celui qui transmet son nom)

touché ds fonction de classe

Heureusement… ma mère… plus riche que vous

Regrette puis se rassure

Le chef de famille

(celui qui nourrit)

mariage d’argent ?

Si vous en avez le courage

CL du courage + tournure conditionnelle (si…)

Insinuation : lâcheté du père

C’était par horreur du scandale, pour cacher…

Prépositions cause, but

Procès d’intention : B. parle à la place de son “ père ” : lui prête de bas sentiments (hypocrisie, bienséance artificielle …)

En me sentant si peu d’amour pour vous

Participe présent + “ si peu d’amour ”, adverbe d’intensité

Une absence d’affection installée depuis toujours ? qui B. cherche-t-il à convaincre ?

 

III.               La lettre constitue aussi un autoportrait de son scripteur.

                                               

J’ai toujours senti

Votre différence d’égards

Je doute que son affection

CL affectif bien présent

B., un être sensible et émotif qui place contre toute apparence sa bâtardise sur un plan affectif

Je craindrais… je suis né de vous : l 9-14

Un long passage consacré à sa mère

Quoiqu’il dise cette séparation lui coûte (souci de la mère).

On note que sa capacité à être blessant témoigne encore de sa capacité à percevoir la sensibilité d’autrui.

soulagement

Répétition X3

Auto-persuasion ? son propre désir par rapport à sa culpabilité ?

J’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé

Passé composé (action révolue)

+ terme dépréciatif

Avant : fils dénaturé

Après : fils illégitime

Un malaise chasse l’autre : vraiment préférable ?

Pathétique de la phrase !

Un immense soulagement

Toujours senti

Définitifs

Irrévocable

Mourir de faim

Termes et expressions hyperboliques

Jeunesse, lyrisme touchant d’un garçon excessif

Texte entier

Un long discours pour dire adieu

Difficulté à rompre. Une surenchère qui montre qu’il a du mal avec ses sentiments. Expression d’une détresse faussement assumée, faussement maîtrisée (réaction du destinataire attendue ?)

Le post scriptum

Frère / CL famille lien direct

Position dernière

Cette “ pensée de dernière minute ” contraste avec la volonté d’une rupture décidée

Texte entier

Niveau de langue ++

Figures de rhétorique

Structure lettre

Un JH doué intellectuellement

De bon augure pour bac.

Peut-être, mais d’abord, et puis, et enfin, parce que, et aussi parce que, comme… et comme, je pense que, je suis donc libre…

Indices nombreux d’organisation

B. montre une maîtrise intellectuelle qui lui permet de lutter contre son émotion en la maîtrisant tant bien que mal

Texte entier

Trois paragraphes décroissants

1.       CL sentiment, récapitulation passé, soulagement (auteur, mère, père)

a.       annonce découverte

b.       argumentation : il ne doit rien à son père

c.       argumentation : mère

2.       préoccupations matérielles, perspectives d’avenir

3.       formule “ d’impolitesse ”

Une composition élaborée qui ne laisse pas transpirer le trouble émotionnel : un héros à forte personnalité, à grande maîtrise de soi…

 

Sur le plan de la pensée, la lettre prouve aussi la capacité du héros à envisager plusieurs hypothèses, à raisonner méthodiquement, par exemple pour démontrer qu'il n'a pas de dette à l'égard du père.

 

Pour être complet et avant de conclure :

La position inconfortable du lecteur

Il apprend ce que M. Profitendieu savait mais que lui ignorait: la bâtardise de Bernard. Il surprend donc des révélations graves. Il est écartelé entre deux identifications: il découvre la lettre par les yeux du “ père ” et donc est appelé à imaginer ses réactions au fur et à mesure; il est happé par la hargne et la virtuosité du héros, Bernard, et tenu à distance du père par l'ironie dont l'accable le narrateur avant et après la lettre (cf. la crainte d'une “ crise de foie ”)...

Il est introduit dans les problématiques de Gide: le roman est une attaque contre la famille bourgeoise -“ Familles, je vous hais ”, proclament les Nourritures terrestres; les secrets de famille ici volent en éclats, c'est une chance d'être bâtard, car ce héros seul a droit au naturel et échappe aux conventions. Par sa recherche brûlante de l'authenticité et de la sincérité, Bernard illustre déjà une facette de la thématique centrale du roman : il ne sera pas un “ faux-monnayeur ” comme son “père”...

 

Conclusion

L'écrit de la lettre constitue une mise à mort plus radicale que le seul geste de partir: Bernard exécute son “ père ”, dans une stratégie de la surenchère, de la terre brûlée et des propos irrémédiables. On peut être sensible à une forme de désespoir, car la lettre, sauf la mention de Caloub, n'évoque aucun avenir positif pour le jeune héros. La violence du sujet est soulignée par la violence de l'écriture : le lecteur profite de cette fête du langage destructrice et orgiaque; 1'auteur se repaît de sa douleur et de ses provocations répétées.

Ce roman aux multiples intrigues peut être considéré comme un roman d'apprentissage: Bernard exerce ici son premier acte de liberté et coupe le cordon ombilical. Le roman commence (on est au chapitre II) dans la violence: la rupture est inattendue et radicale, et constitue un puissant procédé d'attraction du lecteur. Un jeune homme n'a de cesse de se proclamer supérieur à son père: en cela, il quitte sa place d'enfant, fait des réflexions déplacées, intervient sur le terrain interdit de la relation conjugale, émet des doutes quant à la filiation de son petit frère. Dans le contexte des années vingt, la fiction joue sur le choc de la transgression et promet pour la suite bien des péripéties et des émotions.

Sur le plan de l’argumentation, enfin, on note l’originalité de la lettre de rupture qui oblige son auteur à une grande maîtrise du genre (clarté, organisation, tournures qui font mouche…) et à une cruauté, parfois, qui se révèle plus persuasive que bien des arguments. La lettre présente la possibilité d’être relue et notre troisième partie montre les “ risques ” encourus alors par le scripteur : une analyse plus fouillée permet en effet au destinataire d’apprendre beaucoup plus qu’il n’est dit sur les véritables pensées de son auteur !