Lorenzaccio, IV,9 " Monologue à la lune "
L’extrait :
Une place; il est nuit.
LORENZO, entrant. Je lui dirai que c'est un motif de
pudeur, et j'emporterai la lumière - cela se fait tous les jours - une nouvelle
mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale,
et Catherine passe pour très vertueuse. - Pauvre fille ! qui l'est sous le soleil,
si elle ne l'est pas ? Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait
arriver.
Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! une heure est une heure, et l'horloge
vient de sonner. Si vous y tenez cependant - mais non, pourquoi ? - Emporte
le flambeau si tu veux; la première fois qu'une femme se donne, cela est tout
simple. - Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. - Oh ! mon Dieu, oui, pur
caprice de jeune fille. - Et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourrait
les étonner, même Philippe.
Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.) Si les républicains étaient
des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux;
les Ruccellaï seuls valent quelque chose. - Ah ! les mots, les mots, les éternelles
paroles ! S'il y a quelqu'un là- haut, il doit bien rire de nous tous; cela
est très comique, vraiment. - Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts
! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras !
Non ! non ! je n'emporterai pas la lumière. - J'irai droit au coeur; il se verra
tuer... Sang du Christ ! on se mettra demain aux fenêtres.
Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles.
Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n'est rien; mais lutter
avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale
d'un armurier ! - Je passerai le second pour entrer; il posera son épée là -
ou là - oui, sur le canapé. - Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour
de la garde , cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher,
voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis, ou debout ? assis plutôt. Je commencerai
par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous
venons ! je ne voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui tout
droit. Allons, la paix, la paix ! l'heure va venir. - Il faut que j'aille dans
quelque cabaret; je ne m'aperçois pas que je prends du froid, et je viderai
un flacon. - Non; je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc ? les cabarets
sont fermés. Est-elle bonne fille ? - Oui, vraiment. - En chemise ? Oh, non,
non, je ne le pense pas. - Pauvre Catherine ! - Que ma mère mourût de tout cela,
ce serait triste. - Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je pu y
faire ? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : Crime ! Crime !
jusqu'à son dernier soupir !
Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.( Il s'assoit sur un
banc.)
Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour. Une seule fois, je me suis
assis près d'elle sous le marronnier; ces petites mains blanches, comme cela
travaillait ! Que de journées j'ai passées, moi, assis sous les arbres ! Ah
! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiuolo ! Jeannette était jolie,
la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait
les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre
blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues. (Une horloge sonne.)
Ah ! ah ! il faut que j'aille là-bas. - Bonsoir, mignon; eh ! trinque donc avec
Giomo. - Bon vin ! Cela serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de me dire:
Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ?" Cela
sera plaisant; ah ! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu'il lui vînt cette
idée.
Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous
le portique de l'église ? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces
hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils enfoncent
! Ils font un crucifix; avec quel courage ils le clouent ! Je voudrais voir
que leur cadavre de marbre les prît tout d'un coup à la gorge.
Eh bien, eh bien, quoi donc ? j'ai des envies de danser qui sont incroyables.
Je crois, si je m'y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous
ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon, eh, mignon ! mettez
vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! faites-vous beau, la
mariée est belle. Mais, je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit
couteau. (Il sort en courant. )
L’explication :
Introduction :
Lorenzaccio, 1834. Drame romantique. Cinq actes en prose. L’action se déroule à Florence en 1536-37 (Musset exploite des faits historiques). Conformité au drame romantique : totalité, liberté, transfiguration.
L’acte IV s’achève par le meurtre d’Alexandre. L’acte des monologues (scènes 3, 5, 9). La scène 9 : Lorenzo est remis en présence de lui-même et de ses contradictions.
Lecture
En dépit de son apparente incohérence, le monologue observe une certaine logique puisque Lorenzo parle par associations d’idées, c’est pourquoi le non-dit a autant d’importance dans ce passage que ce qui est explicite. Le monologue traduit l’agitation du meurtrier avant son crime et la peur de l’échec. |
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!, ? , ... |
Ponctuation variée de l’hésitation |
Etat de panique, tension de L. + instauration d’un dialogue entre le personnage et lui-même |
Est-elle bonne fille... je ne le pense pas. |
Le monologue prend la forme d’un dialogue |
Dédoublement deL. (doute, remise en question et introversion du héros romantique) |
Ah !, Ô... ! Non ! Oh ! et autres exclamations |
Interjections, monosyllabes… |
autosuggestion d’une violence à venir (le meurtre) par la violence verbale |
Sang du Christ |
blasphème |
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Je voudrais que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge. …etc |
Violence verbale |
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La répétition du meurtre |
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Non !non ! je n’emporterai pas la lumière… on se mettra demain aux fenêtres Je passerai le second pour entrer... J’irai à lui tout droit. |
Futur d’anticipation |
Répétition de la scène du meurtre. C’est cette obsession qui perturbe le discours de Lorenzo. |
La portée politique de l’acte |
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Si les républicains étaient des hommes Il paraît que ces hommes sont courageux avec des pierres |
Tournure conditionnelle Ironie |
Lucidité et amertume de Lorenzo : et si tout cela ne servait à rien |
Que ma mère mourût de tout cela... Pauvre Catherine! |
Référence à la famille + anticipation |
Réflexions nostalgiques qui se surajoutent en cet instant au trouble de Lorenzo (lorenzo, Renzo, Lorenzaccio se télescopent) |
Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles Bavardage humain |
Cl du bavardage + Adj humain |
L. désabusé, une désillusion qui s’étend au genre humain tout entier |
Lorenzo est à un moment clé de son destin : il doit accomplir l’acte majeur de ce destin qu’il a choisi (le meurtre d’Alexandre) mais en même temps le doute l’ébranle : sa lucidité le pousse à douter de l’efficacité de son geste pour les autres, à craindre la souffrance de ses proches, prix peut-être trop cher payé... |
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Mais il s’agit aussi pour Lorenzo de la reconquête de soi-même. Lorenzaccio pourra-t-il redevenir Lorenzo, ce Lorenzo d’autrefois aperçu à l’acte I, scène 4 dans les propos de Marie et Catherine. Peu importe alors l’avenir politique du meurtre, c’est sa propre identité qui est en jeu ! |
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1. la perception du meurtre |
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Face livide Cette lumière |
Sensations visuelles |
Acuité sensorielle exacerbée : le meurtre n’est plus à ce stade un construction cérébrale mais fait corps avec le personnage qui ressent ce qui l’attend |
On taille, on remue les pierres |
Sensations auditives |
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Je prends du froid |
Sensations tactiles |
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Face livide Je n’emporterai pas la lumière Cette lumière |
Références répétées à la lumière Connotation du rachat |
Symbole de ce possible retour au Lorenzo d’autrefois |
Je prends du froid |
Connotation de mort |
Climat d’avant l’acte perçu ici |
L’heure va venir Je me trompe d’heure |
Répétition de la référence à l’heure |
Temps qui sépare de l’acte et heure de l’acte : une attente obsessionnelle, fébrile… |
La mariée est belle… prenez garde à son petit couteau |
Allégorie de la mort |
Des noces solennelles : la mort du tyran. |
Louise, Catherine, Jeannette |
Evocations candides |
Nostalgie d’un paradis perdu qu’il voudrait reconquérir |
2. la dérision |
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mignon |
Terme familier péjoratif désignant le Duc |
Renversement de personnalité : revanche de l’ex-bouffon |
Petit couteau |
Adjectif minimise |
Ironie tragique |
Ce serait plaisant qu’il lui vint l’idée… |
antiphrase |
Ironie macabre |
Si les républicains étaient des hommes Grands tueurs de.. |
ironie |
Ceux que son geste pourrait sauver sont tournés en dérision |
J’ai des envies de danser qui sont incroyables |
Verbe danser surprend ici |
Sorte de comportement exutoire avant l’acte libérateur tant attendu |
Conclusion :
Présent, passé, avenir, gaieté,
angoisse, nostalgie… Lorenzo semble mêler dans cette scène à
plaisir les réalités et les intonations, les moments et les êtres...
Cette scène se présent au spectateur comme
un étrange monologue qui pourrait être à première
vue celui d’un dément : visions hallucinatoires y alternent avec
une pensée difficile au premier regard à ordonner. Or, ce désordre
a une logique intrinsèque : c’est dans ce délire verbal apparent
que Lorenzo puise une dernière fois le courage nécessaire à
son geste.
Derrière Lorenzo, c’est sans doute le Musset réprouvé,
regrettant sa propre pureté évanouie que l’on retrouve, Musset
qui nous donne là un monologue exemplaire du drame romantique ou amertume,
orgueil, lucidité et résignation donnent une vision caractéristique
de l’humanité.